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Des histoires de Seuls
De Fenryr — 8 mai 2024 à 18h57
L'enthomologue
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L’individu se baladait nonchalamment entre les murs de verre, frayant sans peine sa voie parmi les débris de nourriture et les feuilles mortes. Il ne montrait aucun signe de stress, pas même à l’idée de devoir vivre dans cet univers clos, décharné, souillé. Ses mouvements lents et clairs le lançaient sans avidité à la recherche de son objectif, tout aussi incompréhensible qu’il puisse être pour les humains de son temps. Et puisque peu le comprenaient, lui qui n’avait jusqu’à présent fait que son devoir, il préférait autant cette cage stérile à la grande communion dans la ruche collective. De trop avaient menacé de l’écraser, de “l’asperger de venin”, parfois même (bien que plus rarement) de le manger. Les gentils “êtres du Bien” avaient la fâcheuse tendance à se laisser aller à leur passion quand le nombre ou la force étaient de leur côté.

Aujourd’hui, il se contentait de regarder ses ennemis éternels au travers des parois de silice, rêvant du jour où il sortirait de cette prison, pour se venger de la terre entière.


ahem


Louis releva brusquement la tête du vivarium à unique occupant, son visage virant instantanément au pourpre. C’était moins par honte que par peur réelle des conséquences de ses rêveries, surtout en pleine réunion.

Il avait plongé, encore une fois.

Celui qui s’était raclé la gorge le fixait intensément, une lueur distillant l’amusement dans le regard, ainsi l’angoisse commença à l’étouffer. Il lui faisait vraiment peur. Le Chef proclamé de la Ligue lisait dans les gens comme dans un livre ouvert, une flamme irisée consumant la certitude de ses victimes.

- Donc … Si je comprends bien la trame de ta recherche, tu supposes que la conscience collective de ces “monstres” pourrait être un mythe ?

Il tenta de donner un brin de confiance à sa voix.

- Oui. Il y a des signes évidents d’intelligence individuelle chez la quasi-totalité des sujets observés, y compris chez les moins développés. Il apparaît même, dans certains cas, que l’individu prendra une décision totalement à l’encontre de sa nature ou de sa fonction “sociale”. De tels agissements ont été sujets à témoignages pour des fourmis et des abeilles.

Celui à la droite du grand patron leva lentement la main. C’était, avec Sergio, celui que Louis craignait et respectait le plus. L’Ancêtre, la Bible, le savoir d’une éternité et la curiosité d’un nouveau né. Quand il prit la parole, Louis sentit tout l’intérêt du Magister pour ses recherches.

- Comment expliques-tu cette altérité ?

- Les Dernières Familles modifient le comportement social du sujet. Par magie, sans doute.

Bilel sourit un instant.

- Je ne t’ai pas demandé la pensée du prêtre, Louis, mais celle du scientifique.

Le jeune Toisombre prit une grande inspiration.

- Bien sûr. Nous pouvons dénombrer quelques théories. J’insiste là-dessus, éminences, il ne s’agit que de théories. La première est celle du parasitisme. Il est envisageable que les DF puissent simplement contaminer leurs proies, physiquement et psychiquement, grâce à un subterfuge purement organique. Une observation directe n’étant pas faisable au premier abord, je partirai sur la théorie du microscopique. Les DF emploieraient un équivalent au parasite de la Peste pour altérer irrémédiablement la victime. Nous avons pu déterminer, par les nombreux témoignages des victimes du siège de Caffa, que la Mort Noire s’est étendue en Europe suite à l’invasion de la Horde Mongole, qui prenait soin de catapulter les cadavres pestiférés de ses soldats par dessus les remparts des villes qu’elle assiégeait. L’autre versant de cette théorie est le parasitisme passif. Veuillez noter qu’il s’agit actuellement de la thèse la plus probable. Prenez deux “scarabés du Liban”. La carapace de l’individu sain est pourpre et azurée. A l’opposé, le contaminé a perdu ses couleurs, et sa carapace est intégralement noire. Si vous les mettez en contact, dans le même vivarium, par exemple, l’individu sain sera changé en contaminé en moins de soixante douze heures.

Le silence angoissant qui suivit cette tirade plongea l'hémicycle dans une béatitude abyssale.

Il prit le temps d’avaler une gorgée d’eau, humant la singulière tension. Quand il reprit, c’était plus calmement, plus posément.

- La seconde théorie est en deux parties : l’hégémonie par la symbiose et la coercition environnementale. La symbiose part du principe que l’individu seul ne pouvant survivre seul une fois altéré, surtout dans un environnement allant à l’encontre de sa nature, il aura naturellement la volonté de protéger son être “moi”, en se regroupant avec le plus grand nombre de semblables altérés. Cette nuée grandissant dans une nature géographiquement limitée finira obligatoirement par entrer en concurrence avec les individus non altérés, ce qui ne peut avoir qu’une conséquence : la confrontation. C’est là que la coercition intervient. Pendant que les deux camps s’affrontent, il est visible que la première victime est l’équilibre naturel lui-même. Durant les Guerres des Limbes, les floraisons tardives souffrent de pénurie de pollinisation, les réserves automnales sont assaillies de vols de nuisibles, corrompus ou non, et les autres animaux font souvent face à toutes sortes de parasites habituellement bien plus rares. A cause de l’appauvrissement rapide des réserves organiques des deux camps, la Nature élimine la majorité des plus faibles, maintenant un nombre raisonnable d’assaillants dans la nuée des DF, à défaut de tous les éliminer. Les résultats sont assez parlants : à la fin de la guerre précédente, la taille moyenne des scarabés du Liban avait presque doublé.

Bilel leva la main.

- Une seconde. Si cette théorie s’avère juste, alors pourquoi ne rencontre-on pas des scarabés aux mutations exemplaires ? De plusieurs dizaines de centimètres de long, par exemple ?

Louis hocha la tête.

- Bonne question. Encore une fois, deux réponses possibles. Il est envisageable (et envisagé) que l’évolution vers le gigantisme soit limitée. Des individus trop grands sont rapidement repérés par les prédateurs ou les concurrents, et éliminés parce qu’ils représentent une menace trop importante. L’autre possibilité, c’est qu’ils s’exilent, s’enterrent, et se fassent ainsi oublier, jusqu’au moment où un nouveau Monolithe surgisse. Quelques individus de très grande taille pourraient se terrer dans les Temples Rampants, servir en quelque sorte de charpente à la ruche. Cette théorie est appuyée par l'envergure de certaines cicatrices retrouvées sur des animaux capturés par les Monolithes. Pour en avoir observé certaines dans le cadre de cette recherche, j’ai reconnu assez précisément des marques de mandibules, de près d’un mètre de longueur.

Bilel ne put réprimer le frisson qui lui parcourut la colonne vertébrale.

A côté de lui, Sergio avait le regard assombri par la réflexion.

- Donc … Au contraire du fait des Anti-Mages, il est possible que nous ayons affaire à une menace parasitaire, ou tout du moins, à un changement “naturel” dans le comportement des "Bâtisseurs de Monolithes”. Une tendance qui pourrait tendre à s’accélérer, si on en croit la taille de leur dernière œuvre, à Sapion.

Louis se tordit discrètement les mains dans son dos, tentant de faire passer l’anxiété qui le rongeait.

- Il ne s’agit encore une fois que de théories. Mais oui, cette récente amplification dans l’apparition des Monolithes peut vouloir dire que la pandémie chez les insectes se propage plus vite qu’on ne l’aurait cru. Pour être tout à fait honnête avec vous, éminences, le principal risque que fait peser la vérification de cette théorie est qu’elle atteigne son objectif. Les Limbes seraient alors noyés sous une nuée opaque et définitive, comme un voile recouvrant la Terre.

Un sentiment de froid glacial enserra l’assemblée, muette comme une tombe. Louis tenta vainement de trouver un peu de réconfort dans le regard de Mani, son mentor, dans la pétillance amusée de ses iris. Mais ses pupilles ne se détachaient pas du sol, une ombre terne brisant l’horizon azuré du chercheur en géologie. La seule teinte cristalline provenait d’une goutte coulant lentement le long de sa joue.

Louis entendit Solange, silencieuse au premier rang, murmurer lentement pour elle-même.

- “Un voile recouvrant la Terre. La contre-Révélation.”

Comme une lame s’abattant sur un corps, Sergio grogna finalement.

- Bon …

Il se redressa et planta son regard dans celui du petit Toisombre.

- De deux choses l’une. D’abord, tout ce qui a été dit, écrit, et même pensé ici reste dans cette satanée pièce. Si Magopolis apprend la moindre chose sur ces recherches, ils vont assiéger Alkita et la ravager jusqu’à la dernière pierre.

Tous hochèrent la tête.

- Ensuite, Louis, tous les documents de tes recherches sont là ?

- Oui, éminence.

- Détruis les. Immédiatement.

- Je … je ne comprends pas, éminence …

- J’espère que nos ennemis non plus.

 

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