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Des histoires de Seuls
De Malike — 22 septembre 2017 à 00h15
Si Facile
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Vu le texte vraiment cool que Mirage a sorti récemment (et que je vous invite à aller lire ici : http://www.seuls-labd.com/agora-post.php?post=5643 (non mais vraiment lisez-le taguez-le et aimez-le, c'est une perle)), je n'ai pas pu m'empêcher de récidiver. Revoici donc un OS sur Lucius, du coup (avec une évocation du texte de Mirage susdit (j'espère que ça ne te dérange pas Mimi, sinon je l'enlèverai).

Quant au titre, c'est une chanson des Casseurs Flowters que j'ai découverte récemment. Si, niveau thématique (= les problèmes rencontrés par ceux qui veulent devenir artistes (en particulier, rappeurs)) ne leur correspond pas du tout, je trouve que certaines paroles peuvent pas mal faire penser aux sages.

Bref, je vous laisse lire tranquille !

 

Le bruit des vagues s'écrasant au loin, à peine hanté par les murmures de la ville. La froideur apaisante des murets de pierre contre sa peau, quand il s'y appuie pour se reposer la tête. Le soleil, la présence rassurante des gardes impassibles, derrière lui.

Voilà les moments doux que Lucius peut passer, loin du conseil, des intrigues et de l'incompréhension.

Voilà ce qui le fait tenir la vie de sage à Néosalem. Peu de choses, si on prend le temps de comparer cela à sa charge inavouable. À tous ces moments où il se sent sur le fil. Parfois, à deux doigts de hurler. De dire à tous ceux qui peuvent lui cracher dessus ce que c'est que d'être lui. Ces moments sont moins rares qu'on pourrait le penser.

Il n'est pas le seul dans cette épreuve, ça va de soi. Il aurait même juré, quelques temps avant la réunion qui vient de s'achever, avoir entendu une étrange vibration dans la voix de Diane, au moment où il l'a prévenue de leur conseil imminent. Mais cela aurait tout aussi bien pu être le fruit de son imagination.

Il ferme les yeux et, de même que son regard survole d'ordinaire tous ces petits gens de la ville, son esprit lui-même commence à contempler sans même les effleurer toutes les pensées, tous les souvenirs qui lui viennent. De longues années. Si elles lui avaient paru un martyre, sur le moment, les revoir a posteriori le laisse indifférent. À peine un chatouillis de mémoire, la suggestion de ce qu'il a pu subir.

Il n'est pas plus fort que les deux autres, que Diane et Éloi. C'est une évidence, une évidence qu'il se répète chaque instant pour ne pas l'oublier, mais que tout le monde, pourtant, persiste à démentir. Quand il les voit acquiescer à son silence, il sent une bête fierté le traverser le temps d'un souffle, avant de se rappeler qu'exprimer des émotions n'est pas une faiblesse, mais une force. Un moyen de savoir que, dans ses traits figés de statue, dans ce coeur dressé, dans ce cerveau négligeant ce qui ne sert pas sa cause, un humain persiste.

Une âme que les ans, le pouvoir, la nécessité et les autres n'auraient pas influencé.

Mais tout ça, depuis de longues décennies, il semble l'avoir perdu. Il ne sait pas à quand ça remonte, exactement - ça ressemble à un levier, qu'on aurait enclenché du jour au lendemain. Lui qui maudit la technologie, il est devenu un véritable robot.

Il voit la mer, très loin, battre les embarcations, et le doux mouvement des fanaux éteints qu'elle engendre à l'arrière. Ses paupières se ferment quelques minutes, jusqu'à ce que le vent ramène l'iode à lui.

- Tu ne devrais pas rester ici. Tu vas attraper froid.

Il se retourne pour voir Toussaint traverser la porte du toit, ses mains frileuses enfoncées dans les poches de sa jaquette militaire. Son oeil intact évite ceux de Lucius, se posant sur l'horizon.

- Je vais bien, murmure Lucius.

Il jette un oeil par-dessus l'épaule du Magister :

- Tu as renvoyé les gardes ?

- Ils me gênaient.

À son tour, Toussaint s'appuie au muret, contemplant sans le voir le panorama impressionnant qui s'offre à eux.

- Quelque chose ne va pas ?

- Tout va mal. Ce n'est pas nouveau.

Lucius sourit malgré lui en reprenant sa position :

- C'est vrai.

Un ange passe longuement. Ce n'est pas un silence aussi gêné qu'il pourrait l'être ; ne rien avoir à se dire n'a jamais été pour eux un vrai problème. Mais la curiosité naturelle de Lucius est plus forte que sa sérénité, à présent qu'ils sont tous les deux là :

- Mais qu'y a-t-il ?

- J'avais simplement envie de te voir, avant que tout cela ne recommence.

- Me voir ?

- Oui. Je ne sais pas... J'ai l'impression que si je ne te parle pas maintenant, je ne pourrais plus jamais le faire.

- À cause de la guerre ?

- À cause de la guerre, mais pas seulement.

Toussaint s'est redressé, et Lucius en a fait autant. Pendant un moment, le silence les enserre, cette fois inconfortable. Jusqu'à ce que Toussaint saisisse les épaules du sage. Doucement. L'idée ne traverse pas Lucius de s'écarter, pas davantage lorsque le Magister le rapproche de lui. Pas davantage lorsque ses lèvres se collent aux siennes. Leur baiser est bref, du moins, c'est l'impression qu'il en a lorsqu'ils se détachent. Les battements de son coeur résonnent à son oreille, alors que Toussaint baisse la tête, articulant d'une voix sourde :

- Je suis désolé.

Le sage n'a pas le temps de se reprendre. Déjà, le Magister est parti, ne laissant dans son sillon qu'un silence pesant. Lucius contemple le chemin qu'il a pris, abattu. Trop brisé pour rattraper ce moment perdu. Trop lâche pour dire qu'il n'est pas trop tard.

Son unique moment de paix vient de voler en éclats.

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