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Des histoires de Seuls
De Lathos — 3 octobre 2017 à 19h54
Inktober - 3 octobre : Mer
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Amer savoir, celui qu'on tire du voyage ! 
Le monde, monotone et petit, aujourd'hui, 
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image 
Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui ! 

Je m'aggripais au bastinguage. Le bateau tanguait au rythme des vagues, et, dans ma tête, au rythme des premiers accord de la sonate Waldstein, que je chantais silencieusement en mémoire d'un enfant, adorateur des arts, de la musique, de la culture, et de son frère, qui tourna, comme pourrait l'exprimer Baudelaire, de l'ennui à l'horreur. 

Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ; 
Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit, 
Pour tromper m'ennemi vigilant et funeste, 
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit

Je voulais rester. Je suis de ceux qui se tapissent, au fond de leur terrier, plutôt que de ceux qui fuient, et regrettent, à l'arrière du bâteau, d'avoir laissé des proches mourir. L'ennemi n'était pas de l'extérieur, pas tellement, mais plus un ennemi intérieur, qui nous ronge, qui nous dévore, et qui nous laisse comme loques, sur les bords d'un chemin que l'on aurait voulu emprunter. 

Comme le juif errant et comme les apôtres,
A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d'autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau. 

A moi, une simple barque suffisait. Une planche de bois, pour traverser l'océan, m'allait presque mieux qu'un vieux rafiot, rongé par les termites, aux voiles trouées et aux cales infestés de rats, dans lequel j'avais d'abord servi comme mousse avant de m'arrêter à terre et, plus tard, de revenir en tant que passager. 

Lorsque enfin il mettre le pied sur notre échine, 
Nous pourrons espérer et crier : En avant ! 
De même qu'autrefois nous partions pour la Chine, 
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent. 

J'ai déjà voyagé pour le plaisir. Vers des contrées exotiques pour certaines, tristement familières pour d'autres, mais la Chine ne m'avait jamais attiré, et, lorsqu'il me prit un jour l'envie soudaine d'aller en Asie, ce ne fut pas les cheveux au vent, mais dans un coin de ma cabine, envahie par l'odeur dégoutante de certains flots marins, pensant à ce que j'allais trouver et surtout ce que je n'allais jamais retrouver. 

Nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le cœur joyeux d'un jeune passager. 
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres, 
Qui chantent : "par ici ! vous qui voulez manger

Bien triste repas, celui qui s'arrête de manière si brutale, pour reprendre plus tard ! Comme un moment de douleur dans un océan de plénitude, un bref moment, le temps de vous emplir de cet air plus pur que celui de la terre, plus pur que celui des profondeurs, avant de s'engouffrer dans un monde plus sombre, plus ténébreux - la mer des Ténèbres, celle dans laquelle les souvenirs s'entassent, comme des galets fatigués de sauter sur l'eau, jetés par des passagers mélancoliques d'une frégate passant par là. 

Le lotus parfumé ! C'est ici qu'on vendange
Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ; 
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n'a jamais de fin ?"

Le repas reprend, mais l'arrière goût est amer, car celui du fruit miraculeux est remplacé par celui du désir, du désir d'exotisme, du désir de voyage, du désir que je n'ai jamais ressenti, car le voyage est pour moi avant tout un départ, et tout départ signe un abandon, dont je regrettais de ne pas toujours avoir pris conscience. 

A l'accent familier nous devinons le spectre ; 
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous. 
"Pour rafraîchir ton cœur, nage vers ton Electre !"
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux. 

Pour retrouver ceux perdus, je ne peux penser qu'à une solution - se perdre soi même. Passer de l'autre côté du bastinguage, nager, non pas vers la rive, mais vers un large plus sombre, vers un large où on se perd, vers le fond d'un océan gelé par la tristesse et la mélancolie d'un monde perdu. 

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