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Des histoires de Seuls
De Malike — 1 mai 2024 à 14h25
AmiMay (1) : Alexeï et Axeleï
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TW : c'est pas fun

 

La première fois qu’Alexeï entra dans le nouvel appartement, il s'arrêta dans la salle de bain.

Le miroir s’étendait jusqu’aux extrémités du mur. Nettoyée avec un soin maniaque, sa surface ne laissait passer aucune espèce de tache ; elle reflétait tel quel tout ce que la lumière du plafond touchait. Ainsi, il fut le premier témoin des creux sur ses traits, de ses yeux exorbités, avant d’éteindre l’interrupteur, ramenant le mobilier à ses contours noirs.

Il installa son dentifrice et ses affaires de toilette du côté de la cuisine. C’était plus pratique, arguait-il, ça l’obligeait à faire sa vaisselle dès la fin du repas, pour gagner le droit de se laver les dents. Ses rares invités trouvaient ça drôle, et plutôt astucieux, lui qui était si peu organisé, ça le changeait. De toute manière, eux avaient le droit de passer par la salle d’eau, tant qu’ils pensaient à fermer la porte pendant et après son usage. Comme tout ça paraissait suspect, Alexeï trouva une excuse et cessa d’inviter qui que ce soit.

Vivre chez Théa fut une trêve. Il put se remettre à prendre des douches, voir des personnes qui ne lui posaient pas de question. Pendant des semaines, il n’eut aucun problème. C’est qu’il devait être guéri.

Alors il rentra chez lui.

 

Quand il rouvre la porte de la salle de bain, l’estomac serré, la blancheur d’albâtre des néons agresse ses yeux. Son reflet l’attend là où il l’a laissé ; cette fois, Alexeï lui fait face, pupilles dans les pupilles. Ses joues ont retrouvé leur rose, son corps sa vitalité.

- … Ça va aller.

Le russe lui revient comme un habit oublié dans une armoire.

- Ça va aller, répète-t-il. Ça va aller.

Il baisse la tête pour regarder ses mains, les veines bleues sous la peau translucide de ses poignets. Il est toujours là. Ses ongles rongés jusqu’au sang, ses vieilles cicatrices jamais effacées, lambeaux de peau arrachés, chaque trait sur ses paumes, il est toujours là, il s’est relevé. Ça va aller.

“Bien sûr que ça va aller.”, répond une voix.

Frisson, dans sa vision périphérique, une autre image s’est installée par-dessus la sienne.

- Non…

Les deux semaines qu’il vient de passer chez Théa lui remontent. Le sourire de son amie, sur ses traits usés, comme un soleil ressorti d’entre les nuages. Tout ce temps, toutes ces discussions ensemble où ils se sont serré les coudes, sans se poser de questions sur l’avenir. Et maintenant ?! Tétanisé sur place, le regard enfoncé dans le sol. La voix n’était qu’un rêve, sans doute.

“Du calme.”

- C’était… tu… tu n’es pas… s’entend-il balbutier.

“Doucement. Respire.”

Il secoue la tête, entend sa voix s’enfler pour faire taire l’autre :

- T-tu n’as rien… je peux pas… ! J’ai… !!

“Alexeï. Lève les yeux.”

Sans y faire attention, il se retrouve à obéir.

Son reflet se dresse au milieu du miroir, il n’y a rien d’autre, ni autour, ni derrière, ni dessus.

L’interrupteur s’écrase sous son index, il court disparaître dans sa chambre.

Son sommeil est court, entrecoupé de rêves dans lesquels le miroir s’écoule sur le carrelage jusqu’aux pieds de son lit.

 

En se levant, Alexeï s’habille pour sortir, mais s’arrête devant la porte sans encore l’ouvrir. De tous les visages qui lui viennent en tête, il n’en trouve aucun auquel il pourrait trouver le courage de faire face et expliquer. Ce miroir doit bouger, il doit quitter cette salle de bain et ne plus jamais recroiser son chemin ; pourquoi ? Il ne trouve rien de mieux qu’un simple “J’ai plus envie qu’il soit là”. Attendez, qu’on soit clairs : il veut déranger son chef, ses camarades occupés par un problème majeur, en sous-effectif, pour une stupide question de miroir à bouger ? Sa main s’arrête sur la poignée, s’en écarte. Non, ça n’a aucun sens. Ce sont ses amis, d’accord, mais il y a des limites à ce qu’il peut demander de faire par amitié.

Théa est dans les parages, il suffirait de franchir les deux mètres qui séparent leurs appartements. Peut-être… qu’il le fera plus tard.

Il tourne les talons.

 

- Qu’est-ce que tu veux ?

Les mains agrippées aux rebords du lavabo, les pupilles étrécies se répondent. Plusieurs secondes de silence lui insufflent qu’il est seul, parlant à une surface réfléchissante ; sa prise se resserre :

- Qu’est-ce qu’il se passe ? Je fais quoi ? À qui je parle ?? … Pourquoi tu me réponds plus, maintenant, t’as peur ? Je suis là ! Je suis juste là, vas-y ! Tu crois que t’es… tu crois que…

La sueur perle à ses tempes.

- J’ai… j’ai pas envie de devenir dingue. Je suis tout seul, je suis tout seul dans ma tête !! Moi j’ai pas d’alter ego qui veut, qui… Pourquoi j’entends des voix si je suis tout seul !? T’es quoi, t’es où ? Parle !

Mais rien ne répond.

- … pourquoi… t’étais là… je t’avais entendu… je veux juste, je… c’est toi ? Axeleï, c’est toi ? Tu veux… tu peux… me parler encore ? Je sais que je t’ai… Non… non t’es pas là… pas vrai ? Je suis juste… je vais pas bien… Ahaha… qu’est-ce qui me prend… J’avais réussi, je parlais à des gens… tu sais… C’est pas… ça va plus du tout, je… je crois que…

L’inspiration qu’il prend fait frémir les larmes au bord de ses yeux :

- … je veux pas… je veux pas penser à toi… tu peux pas être parti. C’est pas possible… j’étais, j’étais aux commandes, je pouvais arriver à tout moment, je… pourquoi je suis pas resté en survol, pourquoi je suis… pourquoi je suis pas parti avant ??

“... Tu sais que ce n’est pas de ta faute, non ?”

Un obstacle lui serre la gorge. Tout doute l’a quitté : ce n’est pas une voix qui relaie ces mots, mais des pensées. Des pensées, c’est tout. En cherchant un lieu où se raccrocher, il ne tombe que sur son propre visage dans la glace. Son propre visage qui semble surjouer le chagrin, tant ses traits sont déformés.

- … quoi ? balbutie-t-il.

“Tu as fait ce que tu as pu. Il n’y avait rien d’autre à faire. Tu ne contrôlais pas la situation en bas.”

- Qu’est-ce que… ça change… je- je veux pas être en train de penser ça !! Si t’es pas, si c’est pas… Si c’est pas Axeleï, je m’en fous ! Putain je m’en fous ! Mon frère est mort, je n’ai pas que ça à… de me lamenter…

“... Ce n’est pas se lamenter…”

- Stop ! Ta gueule !

“Non, je ne vais pas me taire. Tu as le droit d’exprimer ce que tu as du mal à accepter.”

- Haha, ça va bien faire avancer les choses !

“Oui, ça va faire avancer les choses.”

- Tu crois que… ! tu crois que tu vas avoir le dernier mot ?? Non, t’auras pas le dernier mot ! Je veux pas ! On a pas passé toutes ces années à faire face à des Antimages et des Cauquemares pour que je ne puisse pas parler à mon frère une dernière fois ! Il n’a qu’à faire comme Diane avec Edith, il n’a qu’à revenir me hanter, au moins je pourrais avoir une conversation ! Pas comme ça ! Tu vaux quoi, au juste, à part dire des évidences ?? Ramène-moi quelque chose !

“... Alexeï.”

- Non.

“Arrête. Ne sors pas. Tu as raison de dire tout ça. Tu as même raison d’être injuste. Mais tu as tort de penser que je suis là pour te faire du mal. Tu sais qui je suis ?”

- Pas Axeleï, apparemment.

“Non. Pas Axeleï, tu as raison.”

- Alors ce que tu dis ne m’intéresse pas.

“Axeleï t’aurait dit tout ça s’il en avait été capable.”

- …

“Oui, Axeleï te l’aurait dit. Tu n’as pas le droit de l’ignorer. C’est même pour ça que tu as cru que j’étais lui. Je sais que ce n’est pas simple, mais c’est comme ça. On peut tourner longtemps autour du pot, toi et moi, on peut essayer de s’enfuir mille fois dans la chambre ou arracher ce miroir du mur, si on veut. Mais si on ne solutionne pas tout ça… ça n’ira pas. On ne… on ne pourra plus jamais fumer une clope avec lui. J’y pense aussi, tu sais, ce n’est pas parce que je donne des conseils que je ne suis pas dévasté. J’essaie de faire abstraction, c’est tout, et c’est sur toi que ça atterrit. Je suis désolé, Alexeï, mais on va être tout seul. Juste toi et moi. Personne d’autre ne pourra comprendre. On essaiera autant qu’on pourra, mais ce n’était qu’à lui et nous. Tu le sais. Je le sais”

- …

“Maintenant, dis-moi, est-ce que tu veux remuer ciel et terre pour retrouver ton frère sous forme d’un cadavre utilisé par les Familles du Mal ? Tu penses qu’on sera heureux comme ça ?”

- Non… J’aurais pas dû dire ça…

“Non. Mais tu ne vas pas bien. Quand on ne va pas bien, on pense toujours n’importe comment. Tant que tu ne lâches pas ça à Edith, ça devrait aller, je pense…”

- … c’est tout, alors ? C’est tout ? Tout ça pour… pour dire que je vais pas bien, mais que c’est comme ça ?

“Oui, c’est tout. C’est… atroce, et c’est tout. On est pas obligés d’en rester là. On peut…  essayer de lui parler, de lui écrire. Je sais que tu n’as pas envie de le faire, moi non plus. Mais on peut essayer. Alors… est-ce que…”

- … je crois que j’ai envie d’aller voir Théa.

“Bonne idée.”

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