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Des histoires de Seuls
De Jules Varensta — 15 juin 2019 à 01h03
ENJOY THE CRUISE : CHAPITRE IX (2/2)
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-Son excellence le Magister Toussaint et son escorte, se joignant à nous pour la route de New York!

 

Après un instant de silence pour mesurer l’écho de cette annonce, l’arrivant prit la parole.

 

-Bien le bonsoir. Je vous remercie pour votre accueil… et présente mes excuses pour m’être joint à vous à la dernière minute.

-Son excellence est le bienvenu. Un couvert pour son excellence à la table du commandant!  

-Inutile, mon brave, la compagnie de messieurs Alfont et Arrio me suffiront amplement pour ce soir-là.

Et comme le silence craintif persistait:

-Vos papilles et estomacs peuvent vaquer à leurs occupations sans crainte ce soir, je ne suis pas venu en croisière pour tourmenter mes semblables.

 

Sur ces mots, les convives firent peu à peu redescendre leur attention vers leur assiette, 

pendant que les gardes rompaient les rangs et se laissaient docilement mener par des stewarts vers une paire de tables raisonnablement éloignées. Toussaint, lui, fut conduit par le maitre d’hotel lui-même jusqu’aux côtés du Kaftian et du patron, avec lesquels ils échangea quelques civilités, puis une conversation malheureusement trop éloignée pour être suivie à cette distance, en attendant qu’on ajoute précautionneusement un couvert et qu’on lui passe la Carte.

 

Bientôt David avait sous les yeux un généreux buffet d'entrées où les fruits de mer régnaient sans partage avec les poissons au sommet, les crustacés au milieu et les mollusques à la base, avec les céphalopodes disposés comme des racines.

-ai-je précisé que le chef a un goût pour la stratégie? Les ailerons pour prendre le vent, les carapaces et les tentacules à la défense, fit remarquer le capitaine en désassemblant la carapace d’une langouste, comme si il dépouillait un chevalier ou son effrayante monture, avant de passer à Drew la moitié de la chair, et de la mêler à une sauce à base de moutarde. 

 

David, lui, fut d’humeur moins rieuse quand il essaya les huitres.

L’arrière goût salé ne pouvait compenser la gêne de sentir cet organisme gluant au fond de sa bouche.

Il essaya une coquille Saint-Jacques, mais l’impression n’était pas bien meilleure, tout juste la chair était un peu plus consistante.

Il lui fallu se rabattre sur des crevettes en grappes et du cabillaud en filet pour enfin abaisser la garde de sa méfiance. 

Ce qui rassura pas mal Sybilla (vivre avec quelqu’un qui n’a pas passé d’épreuves, c’est une chose.

Mais vivre avec quelqu’un qui n’aime pas les produits marins, cela aurait été embêtant), 

qui avait commandé une soupe de nouilles et un paté en croute à base de homard, qu'elle faisait mariner une tranche fine après l'autre.

Pierceas, lui, semblait à l’aise avec les trois catégories, sans grande distinction.

Drew se contentait de sa part de langouste avec une sauce curry. Il mangeait avec lenteur, baladant nerveusement sa main libre sur son bloc notes et jetant un coup d’oeil régulier vers la table où Alfont,  clairement nerveux, en dehors d’une soupe de poisson acceptait régulièrement un échantillon du « delicacy » commandé par Toussaint et Arrio; une immense pièce de sanglier épicé, farcie au calamar lui-même saturé au garum.

 

-C’est fort? demanda David à voix basse par dessus le buffet.

-Tu n’as pas idée, chuchota Drew avec moult poses angoissées. Je l’ai essayé une fois… Et c’était une fois de trop!

Même avec un bon cuisinier et assaisonnement il faut un estomac fort et des papilles dures à cuire pour s’attaquer à cette… Monstruosité.

 

Arrio se tournait vers eux avec une expression décontractée. De toute évidence, il avait connu pire.

Toussaint, le dos tourné, ne bronchait pas.

 

-Aussi l est sympa ce fromage.

-Cette préparation beige en forme de tourelle dans les entremets? Ah ça c’est une illusion gustative.

-Une quoi?

-Un plat qui cache ce avec quoi on l’a créé, avec un aspect et une saveur à laquelle on ne s’attendrait pas. 

Une forme de camouflage pour la langue encore plus que pour les yeux.

Tu as ressenti du fromage, alors qu’en fait c’était à base de poisson. 

-C’est drôle.

Donc on pourrait déguiser le sanglier d’à côté comme ça et tu t’en rendrais pas compte?

-non. On pourrait pas cacher un gout comme celui là.

 

Pour le dessert David suivit Arrio à une table de la partie salon qui dominait le côté bâbord de la salle à manger.

C’est là, en levant les yeux d’un mont blanc marrons/crème anglaise, qu’il fut arrêté par l’une des cheminées de la salle.

Alors que celle à l’avant était surplombé par un bas relief art nouveau en bois crème représentant une régate, celle de la partie salon, au milieu des fenêtres les séparant du faux pont promenade, était une opulente forteresse de trophées, un visage de pierre avec un foyer dans sa large bouche de baleine, une barbe d'ailerons et sillon de baleine, et le front portant un bouquet d’armoiries des Premières Familles, de son propriétaire, de son concepteur et de son commandant.

Armoiries qui incluaient deux exemplaires croisés et finement ouvragés d’une arme qu’il avait déjà vu quelque part...

Une fourche à trois dents.

 

-Dis-moi, Arrio..

-Oui?

-C’est quoi cette grande fourchette au dessus de la cheminée?

-Ah, ça… Approche ton oreille…

Ça, David, c’est un trident. 

-Et c’est quoi un trident?

-C’est... un outil de pêche, mais qui peut aussi servir pour se battre.

-Et pourquoi tu en avais un la nuit dernière?

-Pour nous les kaftians, le trident, c’est plus qu’un outil: c’est un symbole.  

-Et c'est quoi les Kaftians?

-Des gens comme moi.

 

Cette nuit David ne croisa ni Arrio ni Sybille, perdu dans le jeune labyrinthe de ses pensées.

Un labyrinthe de haies touffues et de boiseries avec des hommes rouges brandissant des tridents sur les champs et les plages.

Puis il se sentit bizarre. Comme si l’air était plus léger, dissipé autour de lui. Et étrangement une sensation désagréable pesait sur son épiderme.

Comme quand il avait trempé les pieds dans la mer, le premier soir à Carthage, mais en plus subtil, et sans possibilité de se retirer.

Cette sensation, c’était le froid.

Le grand froid.

Sorti du labyrinthe, il errait sur un parquet cerné par le noir et la mer couverte de brume.

Une nuit sans lune qui était peu rassurante.

Même la comète à l’ouest lui procurait peu de réconfort.

 

Quelque part vers le nord lui venait un chant grave et mélancolique.

 

«  Autumn… Shall we all meet in the Autumn?

Golden and glowing by Autumn,

Shall we still be best of friends?

Best of friends… »

 

Sous le plancher, dans les profondeurs d’une forêt il distinguait la silhouette d’un garçon au cheveux longs, assis à un banc au milieu des arbres.

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