Agora
Des histoires de Seuls
De Jules Varensta — 7 juin 2019 à 21h44
ENJOY THE CRUISE : CHAPITRE IX (1/2)
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À la tombée du soir, Léviathan fit escale à la sortie de la rade de Tanger, dernier balcon avant le grand saut dans l’ocean occidental.

Une escale qui dura moins d’une heure, mais n’en eut pas moins de lourdes conséquences sur le reste de la traversée.

 

Cette fois, le dîner allait prendre place deux ponts plus bas, dans la salle à manger en primaire classe.

Pour l’occasion David eut l’occasion de revenir sa première tenue de soirée;

une adorable redingote creme et grise avec les dorures ça et là, 

lui donnant l’air d’un petit prince.

Sybilla avait un smoking argenté avec un ruban blanc à la taille, des roses blanches brodées au torse et au dessus des chevilles, terminant un pantalon élargi vers le bas.

 

Arrio les attendait dans le hall d’entrée, entre la colonnade le séparant des dineurs et serveurs et l’escalier de parade, à double volée, couvert d’arabesques dorées et de boiseries fauves au milieu des moquettes pourpres et des fresques azurées.

Pour l’occasion il portait un costume que l’on pourrait résumer comme un torero à la minoenne, tout en spirales et nuances de bleu.

 

Lorsque gardienne et protégé firent leur descente, il marqua une légère révérence avant de les mener vers le maitre d’hotel.

 

La salle à manger était l’un des espaces les plus intéressants du navire, conçue non comme une simple halle, mais une fantaisie de terrasses et de rampes à moquette verte sous un ciel de soir en trompe l’oeil.

Un paysage pastoral de tables sur des collines en plein milieu du navire, et une alternative au thème marin qui en dominait le reste.

Sur la gauche, le paysage descendait vers le bar et la piste de danse, 

au milieu, des pans inclinés mimaient une vallée, 

et sur la droite une vaste terrasse-salon s’étendait sur toute la longueur de la salle, avec une cheminée allumée et une série de fenêtres séparant le tout d’un couloir déguisé en pont promenade avec un autre ciel en trompe l’oeil.

 

David se retrouva à une table ronde couverte d'une nappe blanche, sous une tenelle qui ouvrait le plafond sur un lustre et le salon du pont juste au dessus.

Une solution pour garder cette terrasse comme point culminant de la salle sans s’y sentir trop bas de plafond, comme si un orage allait y éclater.

Cette table, c’était celle du commandant.

 

Pierceas était assis en face de lui, ses mains gantées de blanc parcourant le menu avec une délicatesse légèrement surfaite.

Mais ce qui attira l’attention de David, c’était le convive à la droite du maitre de bord:

Un garçon de petite stature, en redingote pourpre et cravate style empire, avec des cheveux châtain clair, lisses et terminés par une queue de cheval,

et lui-même à cheval entre son bouillon de crevettes d’apéritif et un cahier de notes et esquisses.

Il reconnaissait l’un des deux personnes qu’il avait entr’apercu la veille à l’ombre des cheminées.

-David, Dame Sybilla, c’est un honneur de vous présenter l’homme à l'origine du lieu même où nous dînons ce soir;

Andrew, architecte et designer en chef de notre compagnie.

-Mes hommages, madame.

Mes salutations, jeune sire.

Vous pouvez m’appeler Drew.

-C’est donc vous qui avec construit tout ça? demanda David avec des yeux écquarquillés, se demandant comment un être de cette taille avait pu assembler ce palais flottant.

-Et bien… Pas exactement.

C’est un ami à moi, Alphont, qui avait découvert ce navire à moitié fini dans un chantier naval d’Europe du nord, l’idée lui était venue de l’achever pour l’inclure à la flotte qu’il dirige, mais avec des modifications majeures.

Et c’est là qu’il m’a appelé et engagé.

-J’avais envie d’un oeil neuf sur ce chantier. D’une vision jeune, 

appuya une voix fine quelque part sur la gauche.

 

Cette voix, c’était celle d’Alphont, le patron de la compagnie, seul maitre à bord au delà du capitaine, assis à part, à une table isolée entre deux buffets où il était seul avec Arrio.

C’était également un garçon de petite stature en redingote pourpre, mais avec des cheveux très sombres, un teint pâle, un col noir fourré qui rappelait une robe de chambre, et une démarche lente qui laissait deviner une santé quelque peu fragile, habituée aux villes thermales et aux couchers de soleil sur la terrasse avec une couverture.

Une feuille d'automne sous forme humaine.

Une métaphore que David ne pouvait pas encore connaitre ni comprendre, mais il n’en restait pas moins qu’il se sentait en sympathie pour ces deux garçons, et déjà il lui tardait de discuter avec eux et d’en savoir davantage.

 

Il n’avait jamais connu de croisière, mais il trouvait déjà que celle là s’annonçait prometteuse.

 

 

Du dehors parvint la rumeur d’une vedette amarrée sur bâbord, de pas rythmés sur la passerelle d'embarquement puis dans le hall, 

qui se perdirent dans les corridors après une conversation avec quelques stewarts, peu compréhensible au delà du fait qu’un des arrivants avait un ton grave, ferme, 

auquel répondait une hésitation qui elle-même trahissait un fond de crainte chez ses interlocuteurs.

 

Les pas revenaient dans le hall, s’intensifiaient, jusqu’à brusquement s’interrompre au seuil de la salle à manger. David remarqua que tous les convives dans un rayon de trente mètres s’étaient figés avec une expression où le flegme dissimulait l'angoisse, comme si le temps s’était arrêté, comme les bonshommes de cendre sur des photos de Pompeii,

ou comme si un loup venait d’entrer dans les collines.

Mais qui pouvait bien provoquer une réaction si craintive parmi ces gens cultivés, expérimentés et d’ordinaire si sûrs?

Comment se sentir bien si eux-mêmes étaient inquiets?

 

 

Avec une lenteur prudente, David se retourna pour examiner le nouvel arrivant.

Ses yeux se posèrent sur une silhouette trapue, en manteau vert aux épaules doublées par de la fourrure blanche.

L’homme était d’assez petite taille, devant le dépasser d’un pouce tout au plus.

Il avait le teint brun foncé, des yeux pâles et inquisiteurs, mais le détail le plus frappant, c’était ce masque couleur d’ivoire qui couvrait la moitié droite de son visage, de la joue jusqu’à la base d’une crinière blanche à laquelle se résumait sa chevelure.

Malgré sa petite taille, l’arrivant dégageait une impression de sévérité qui éclipsait la demi douzaine de gardes à ses côtés.

Il promena sur la salle un regard hautain, scrutant chaque convive à sa portée, dans un autre silence d’une bonne dizaine de secondes.

 

Un maitre d’hotel vint rompre le silence:

-Son excellence le Magister Toussaint et son escorte, se joignant à nous pour la route de New York!

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